LES P'TITES HISTOIRES
Pour les Petits et Grands N'enfants ...

LES MILLES ET UN FANTÔMES (extrait) par Alexandre Dumas

  La plaine qui se développe à l'entrée du Petit Montrouge est étrange d'aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes et les plates-bandes de betteraves, s'élèvent des espèces de forts carrés en pierres blanches que domine une roue dentée pareille à un squelette de feu d'artifice éteint.

  Cette roue porte à sa circonférence des traverses de bois sur lesquelles un homme appuie alternativement l'un et l'autre pied. Ce travail d'écureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement apparent sans qu'il change de place en réalité, a pour but d'enrouler autour d'un moyeu une corde qui, en s'enroulant, amène à la surface du sol une pierre taillée au fond de la carrière et qui vient voir lentement le jour.

  Cette pierre, un crochet l'amène au bord de l'orifice, où des rouleaux l'attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée. Puis la corde redescend dans les profondeurs, où elle va rechercher un autre fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel un cri annonce bientôt qu'une autre pierre attend le labeur qui doit lui faire quitter la carrière natale et la même oeuvre recommence pour recommencer encore, pour recommencer toujours.

  Le soir venu l'homme a fait dix lieues sans changer de place ; s'il montait en réalité, en hauteur, d'un degré à chaque fois que son pied pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans, il serait arrivé dans la lune.



  C'est le soir surtout, c'est-à-dire à l'heure où je traversais la plaine qui sépare le Petit du Grand Montrouge, que le paysage grâce à ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en vigueur sur le couchant enflammé prend un aspect fantastique. On dirait une de ces gravures de Goya, où, dont la demie teinte, des arracheurs de dents font la chasse a1Jx pendus.

  Vers 7 heures, les roues s'arrêtent : la journée est finie. Ces moellons, qui sont de grands carrés longs de cinquante à soixante pieds, hauts de six à huit, c'est le futur Paris que l'on arrache de terre.

  Les carrières d'où sort cette pierre grandissent tous les jours. C'est la suite des catacombes d'où est sorti le vieux Paris. Ce sont les faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du pays et s'étendent à la circonférence. Quand on marche dans cette plaine de Montrouge, on marche sur des abîmes. De temps en temps, on trouve un enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une ride du sol : c'est une carrière mal soutenue en dessous, dont le plafond de gypse a craqué. Il s'est établi une fissure par laquelle l'eau a pénétré dans la caverne ; l'eau a entraîné la terre ; de là le mouvement de terrain : cela s'appelle un fontis.



  Si l'on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de terre verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le pied au dessus d'une de ces gerçures, disparaître entre deux murs de glace.

  La population qui habite ces galeries souterraines a, comme son existence, son caractère et sa physionomie à part. Vivant dans l'obscurité, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c'est-à-dire qu'elle est silencieuse et féroce. Souvent on entend parler d'un accident, un étai a manqué, une corde s'est rompue, un homme a été écrasé. A la surface de la terre, on croit que c'est un malheur ; trente pieds au dessous on sait que c'est un crime.
  L'aspect des carriers est en général sinistre. Le jour, leur œil clignote, à l'air leur voix est sourde. Ils portent des cheveux plats rabattus jusqu'aux sourcils ; une barbe qui ne fait que tous les dimanches matin connaissance avec le rasoir ; un gilet qui laisse voir des manches de grosse toile grise, un tablier de cuir blanchi par le contact de la pierre, un pantalon de toile bleue.

  Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux et sur cette veste posé le manche de la pioche ou de la bisaiguë qui, six jours de la semaine creuse la pierre.
  Quand il y a quelques émeutes, il est rare que les hommes que nous venons d'essayer de peindre ne s'en mêlent pas. Quand on dit à la barrière d'Enfer : "Voilà les carriers de Montrouge qui descendent". Les habitants des mes avoisinantes secouent la tête et ferment leur porte.





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